Mémoire et création

  • Mémoire & danse

Il faut aimer la danse pour s’y tenir. Cela ne vous donne rien en retour, pas de manuscrits à ranger, pas de peintures à exposer sur les murs et peut-être à accrocher dans les musées, pas de poèmes à Imprimer et à vendre, rien d’autre que ce moment fugace où vous vous sentez vivant.

— Merce Cunningham

Cette citation célèbre, signée Merce Cunningham, affirme l’éphémérité de la danse et, d’une certaine façon, l’immatérialité de la création chorégraphique. Certes, on ne saurait confondre des œuvres éphémères avec celles dont la matérialité est permanente – mais ces dernières existent-elles vraiment ? Les œuvres d’art actuelles n’ont pas toujours été considérées comme telles. On a parfois oublié jusqu’au nom de leurs auteurs. Certaines resteront à jamais anonymes, ou à l’état de fragments. Des œuvres peuvent avoir été déclassées, puis être redécouvertes, comme celle de Jean-Sébastien Bach, et c’est alors la question du goût et de la réception qui est posée.

Mises à l’épreuve du temps, combien d’entre elles, qu’elles soient littéraires, picturales ou musicales s’impriment sur l’écran de nos souvenirs ? Fort peu. En ce sens, la danse ne diffère peut-être pas tant des autres arts qui laissent des traces matérielles, si tant est que l’on se détache d’une vision archiviste, taxonomique, ou productiviste. Car la mémoire est ce qui rend le passé présent. Même si l’on peut distinguer la mémoire personnelle d’une mémoire collective, les œuvres qui s’y accrochent sont des créations marquantes, qui ont fait date, s’inscrivent dans l’histoire de l’art, et ont encore un sens aujourd’hui. Et, contrairement à ce qu’une légende romantique laisserait à penser, il n’existe pas plus de hasard que de chance, dans cette rémanence artistique.

Tableaux d’une exposition

Comment conjuguer l’irréductible du geste créateur et son inscription comme trace ? La stratégie de Jean-Paul Montanari consiste à programmer les créations d’un artiste dont il est convaincu qu’elles vont faire pivoter l’histoire de la danse et de l’art, à un moment donné. Puis d’assurer internationalement sa visibilité médiatique et surtout persévérer au fil des éditions jusqu’à constituer par la houle des œuvres et les ressacs de la mémoire, le flux de l’histoire de la danse.

Selon les chorégraphes, et leur place dans cette histoire en train de se construire, les méthodes vont différer. Parfois, Montanari joue l’exposition, comme pour Trisha Brown qui, dès 1982, présente Line Up, Glacial Decoy, et la création mondiale de Set & Reset puis recommence avec les mêmes pièces et la création mondiale de Newark en 1987. Elle reviendra neuf fois jusqu’en 2013, avec à chaque fois des premières aussi importantes que Astral Convertible (1989) ou Geometry of Quiet (2002), et des pièces spécialement conçues pour Montpellier Danse comme One Story as in Falling (1992 avec la compagnie Bagouet), ou You can see Us (avec Bill T Jones, 1995), ce qui témoigne assez de l’importance du soutien de Montpellier Danse dans la production même de la chorégraphe. C’est un peu la même logique pour William Forsythe qui présente en 1988 (alors qu’il vient d’être nommé directeur du Ballet de Francfort en 1984), In The Middle Somewhat Elevated, Same Old Story, Artifact III, Bongo Bongo Nageela, France Dance, Steptext, et Love Songs. Il sera, avec ses douze pièces programmées, un artiste assidu du festival jusqu’en 2019 avec des créations aussi marquantes qu’Heterotopia (2008) ou The Loss of Small Detail (1995). Et, dans une moindre mesure, pour Anne Teresa De Keersmaeker qui vient présenter Rosas Danst Rosas et Elena’s Aria dès 1985, soit au tout début de sa carrière ou pour Boris Charmatz qui dévoile ses quatre premières pièces en 1998.

Le procédé est un peu différent pour Merce Cunningham, sorte de compagnon de route du festival, dont la présence s’impose peu à peu, et s’étale en sept venues et quinze créations sur 34 ans… Mais qui remplira deux Zénith avec une œuvre aussi immense qu’Ocean en 1998 ! Enfin, Ohad Naharin et la Batsheva Dance Company présents dès 1992, et qui reviendra à dix occasions, font l’objet d’une phrase performative de Jean-Paul Montanari en 1994 : « Je pense à la Batsheva qui est l’une des plus importantes compagnies du monde actuellement ». Elle s’avérera prémonitoire !

Pour les autres, il s’agira essentiellement de découvertes qui seront proposées avec insistance presque chaque année, dessinant un paysage de la danse qui se modifie avec le temps et auquel s’accoutume le public du festival, et peu importe l’exigence des créations proposées. Ainsi se succéderont (entre autres) Régine Chopinot, Jiří Kylián, Mourad Merzouki, Raimund Hoghe, Akram Khan, Alain Buffard, Israel Galván, Bouchra Ouizguen, Angelin Preljocaj, David Wampach, Emanuel Gat… Auparavant, l’essentiel de la jeune danse française ou presque aura défilé à Montpellier, on aura vu arriver très tôt (dès 1985 !) le hip hop, le butô de Sankai Juku puis Akaji Maro, les chorégraphes contemporains africains, dont Salia Sanou et Robyn Orlin restent les grands représentants, la danse conceptuelle des années 2000, puis sur les traces d’Ohad Naharin, la danse israélienne, avec notamment Sharon Eyal… Et bien sûr, tous les chorégraphes à la tête du Centre chorégraphique national de Montpellier (Bagouet, Monnier et, dans une moindre mesure, Rizzo) qui verront leurs créations programmées presque à chaque édition. Dominique Bagouet occupant une place tout à fait à part dans cette histoire.

Mémoire du gestes, mémoire palimpseste ?

L’œuvre du chorégraphe, fondateur du CCN de Montpellier et du festival, tôt disparu en 1992, lui a survécu au long de ces 42 éditions, revenant régulièrement (seize fois) dans la programmation, que ce soit sur scène – et dansé par d’autres compagnies – que par la vidéo ou le film, un certain nombre de rétrospectives lui ayant été consacrées. Pour autant, il ne s’agit jamais de redonner vie à ce qui n’est plus, mais de revisiter la création dans de nouvelles productions, interprétées par d’autres compagnies, voire de questionner l’écriture de Bagouet à travers des re-créations, ou de montrer des œuvres qui n’avaient pas été créées à Montpellier.

La programmation de ces trois dernières éditions de Montpellier Danse qui voit s’enchaîner les deux dernières pièces du chorégraphe, à savoir So Schnell et Necesito, ainsi que sa première œuvre marquante, Déserts d’amour, toutes recréées pour l’occasion, n’est pas anodine. Dans le cas de So Schnell, il s’agissait d’écarter la scénographie, la lumière et les costumes d’origine pour mieux faire voir au public d’aujourd’hui l’écriture de la danse et (re)découvrir la complexité de la composition du chorégraphe. Necesito mettait à l’épreuve, par la transmission à de très jeunes danseurs, la subtilité d’une gestuelle et son architecture délicate. Déserts d’amour interroge la mémoire du geste à son insu, c’est-à-dire dans sa propagation qui n’est pas celle que véhicule le mouvement des danseurs, mais qui à la fois récapitule son passé et invente son avenir.

La programmation de cette édition 2023 est, à ce titre, éminemment significative, car les œuvres anciennes, souvent remaniées, sont autant de jalons dans l’histoire de la danse et entrent en résonance avec les créations de l’année. Outre Déserts d’amour (1984) revisité par Jean-Pierre Alvarez et Sarah Matry-Guerre, Ulysse Grand large de Jean-Claude Gallotta, revient sur la pièce mythique de 1981 qui, tout en voulant rendre hommage à Merce Cunningham lui avait permis de s’en émanciper, donnant sa « french touch » à la danse contemporaine française en train de naître. Angelin Preljocaj, qui était interprète de Déserts d’amour à sa création, s’affranchit totalement avec Noces (1989) des petits gestes hérités de Dominique Bagouet et affirme son vocabulaire. Kader Attou change les attendus du hip hop en y introduisant de la danse contemporaine dans Symfonia Pieśni Żałosnych (2010). Boris Charmatz quitte le vocabulaire académique en compagnie de Dimitri Chamblas dans À bras-le-corps (présenté en 1998 à Montpellier), puis signe la fin de la danse conceptuelle avec 10000 gestes (2019)…

Ainsi, de gestes en gestes, et de créations en créations, se constitue la mémoire d’une danse qui se redéfinit à chaque œuvre nouvelle.

par Agnès Izrine, auteure, historienne et critique de danse

Photo : So Schnell de Dominique Bagouet, recréation 2020 par Catherine Legrand © Montpellier Danse