Nacera Belaza, vous êtes née en Algérie, vous vivez en France et vous effectuez de nombreux allers-retours entre ces deux pays. Que signifient ces va-et-vient ?
Enfant, puis adolescente, ces allers-retours s’opéraient à mon insu. On partait en vacances en Algérie pour recomposer la famille car avec mes parents nous étions les seuls à être partis. En 1996, les « événements » ont mis un terme à ces déplacements. J’y suis retournée ensuite en 2001 dans le cadre de l’année de l’Algérie en France, cette fois pour y travailler, ce qui était complètement différent. J’ai toujours eu fondamentalement besoin de maintenir les liens entre les deux pays, les deux cultures, les deux mondes. Je fais de la formation et des créations en collaboration avec l’ambassade et l’institut français. Le contexte est difficile mais il m’est indispensable. C’est comme si je réapprenais à crier.
Vous dites un contexte difficile, quels sont les obstacles, le pouvoir ?
Non, ce n’est pas que le pouvoir contre lequel l’artiste résiste, lutte de toutes les manières. Les obstacles ? C’est le fait d’être une femme, de proposer aux jeunes danseurs une danse qu’ils ne connaissent pas, une danse du silence, de l’écriture d’autant que la danse classique avait laissé quelques traces avec le passage de professeurs russes. L’école s’est aussi effondrée ces dix dernières années, il ne s’agit pas que de danse mais d’éducation. 2001 a été un moment artificiel. Il n’y avait pas de volonté politique mais une logique événementielle et les artistes se retrouvaient comme jadis avec des bourses, des commandes. On leur demandait de glorifier ce moment, comment résister à cela ?
Avez-vous, vous-même résisté à votre famille ?
Ma famille ne m’a pas permis, ne m’a pas autorisé à danser même si elle se doutait bien qu’il y avait quelque chose de sérieux dans ma démarche. A cause de la culture, de l’éducation religieuse (mes parents sont musulmans pratiquant), la danse était supposée m’égarer et je serais perdue à jamais. Par ailleurs, mes parents ont quitté l’Algérie pour que l’on puisse faire des études.
Conservez-vous cette foi, en étant danseuse?
Oui, je la conserve et je la vis à ma façon. Dans le contexte actuel du terrorisme, il y a des mots qui font sursauter. C’est délicat. Mais je peux dire que le mot djihad a un vrai sens pour moi, tel qu’il est défini dans le Coran : c’est la lutte contre soi-même, contre son propre souffle, en fait c’est une introspection permanente. C’est ce que je pratique, pas autre chose, le jihad est un outil qui m’a construite. Je ne suis pas allée contre mais j’ai eu un instinct de réunification, je voulais relier, ne pas opposer, je ne voulais pas faire table rase de ma culture, même si pour certains, notamment en France, cela paraissait incompatible. J’ai bifurqué, contourné, creusé un sillon clandestin. La véritable liberté pour moi ne transgresse pas tous les cadres.
De nombreux clichés, véhiculés par la peinture orientaliste par exemple, collent aux basques de la danseuse arabe. Ce n’est pas gagné quand on propose une tout autre image.
C’est sur ce terrain que je me suis sentie le plus en résistance. J’ai vite compris ce que l’on attendait de moi, à cause de ces clichés qui perdurent et de nouveau qui apparaissent liés à la caricature de la banlieusarde arabe, de l’Algérienne issue de l’immigration, qui si elle danse, fait forcément du hip hop. J’ai dû opposer beaucoup de force pour imposer ma vision. J’ai la prétention d’avoir un propos artistique qui traite de l’humain et cela ne plaît pas. J’ai entendu en France beaucoup de réflexions déplaisantes jusque dans les bureaux du ministère. C’est comme si je n’étais pas à ma place. J’ai eu souvent le sentiment non pas d’être une artiste mais de devoir le prouver en permanence. Les idées reçues sont plus fortes que les idées. Le chemin fut particulièrement long et difficile car il y a un nœud entre la communauté arabe, en particulier algérienne, et les Français. Nous sommes liés, noués.