Voir et revoir…
Ce n’est pas pareil que vu, et revu… Si le « vu » appelle rapidement sa connotation en « c’est tout vu », « assez vu », la forme du substantif « voir » laisse entendre dans l’acte qu’il dénote et dans l’objet qu’il présuppose, la présence d’une brèche profonde, d’une béance que rien ne comble. Une irrésolution, une « insatisfaction » pourrait-on dire, un inassouvissement propice au désir… Car c’est dans le Voir que l’opacité du monde semble déchirer son voile, furtivement, non dans le Vu de ses images, cristallisées dans nos rétines. Et c’est dans la brèche du Voir que le regard s’engouffre, pénètre, se perd, cherche, furette… Tandis que le Vu a été classé, rangé, ordonné, stocké. Calderon écrivait, dans La Vie est un Songe :
« Plus je te vois, et plus je t’admire. Et plus je te regarde, plus je désire te regarder. Je crois bien que mes yeux doivent être hydropiques car alors que de boire peut provoquer la mort, ils boivent davantage. Et de sorte, voyant que voir me donne la mort, je me meurs de l’envie de voir… » Il aurait été impossible d’écrire « voyant qu’avoir vu me donne la mort, je me meurs de l’envie d’avoir vu » sans que le sens de la proposition en ait été profondément changé. Car le Vu n’est pas le passé du Voir, mais son épuisement, et c’est le Voir, et non le Vu, qui se love et se meut entre Eros et Thanatos…
Voir…
Est-ce qu’assister à une création d’un chorégraphe que l’on connaît, dont on reconnaît la « pâte », s’apparente à un Revoir ? D’une certaine manière oui. Dans pareil cas, nous ne revoyons pas telle ou telle œuvre, certes, mais identifions les petites obsessions de tel ou tel artiste, la récurrence de sa syntaxe, les unités discrètes qui habitent son travail. Revoir Emanuel Gat au Corum, pour sa création LOVETRAIN2020, Anne Teresa De Keersmaeker pour sa création sur les Variations Goldberg. Revoir David Wampach, la Batsheva, Robyn Orlin, Fabrice Ramalingom ou encore Nadia Beugré. Revoir Sharon Eyal pour voir le dernier volet de son triptyque avec The Brutal Journey of the Heart… Ainsi, revoir un ami ce n’est pas passer la soirée d’hier à l’identique. Derrière cette affirmation somme toute assez banale se cache la question de l’identité artistique. Il s’agit de se reconnaître sans se répéter, de se retrouver sans se lasser, de cultiver ce qu’il faut de surprise pour cultiver ce qu’il faut de désir, sans oublier le plaisir des retrouvailles du connu encore aimé. Que retrouvons-nous vraiment ? À quoi ce RE réfère-t-il ? Au désir de retrouver le sensible qui nous a été partagé ? À l’insondable question du « style » ? C’est bien là tout le mystère du mot « style », car le style, pour être « style », doit être fait de formes caractéristiques, c’est-à-dire de formes repérables, répétables et répétées.
On peut dire qu’un style, alors, c’est toujours un ensemble de singularités formelles qui se proposent à une généralisation sous forme de variations… Mais on peut rajouter que peu importe : peu importe que nous arrivions, ou non, à élucider cette épineuse question, peu importe que nous ayons les mots, que nous réussissions à identifier les termes de ce reconnaissable, car nous savons, sensiblement et assurément, que c’est bien lui, que c’est bien elle, ce léger mouvement de poignet, ce tic, cette
couleur, cette façon d’habiter l’espace, ce rythme. Il est des Voir qui ont des allures de Revoir…
Vu…
Existe-t-il des ruptures nettes ? Des oeuvres ou artistes que nous ne reverrons plus jamais ? Autrement dit, existe-t-il des « adieux » en art ? Absence, attente, désir, manque, disparition, rupture. C’est la situation de l’Absence définitive qui préoccupe l’adieu, car la disparition de l’autre implique nécessairement que je disparaisse pour lui : l’autre devient un univers dans lequel je n’existe plus… L’adieu est toujours brutal. L’aurevoir, quant à lui, se construit en pointillés. Incertain, il suppose néanmoins la coexistence de l’un pour l’autre. Désireux de ne pas en finir, il maintient vivace l’oeuvre de l’artiste, la pertinence du festival et la clairvoyance du public.
L’adieu et l’aurevoir partagent cette caractéristique d’être performatifs, dans la mesure où leur profération crée ce qu’ils nomment. Ils s’apparentent tous deux à un espoir et à une promesse, celle de la rupture pour l’adieu ou celle du retour pour l’aurevoir. Comme toute bonne « crise de la quarantaine » qui se respecte, il est bon de réévaluer notre histoire, réinterroger nos amours, raviver les souvenirs et réinterpréter nos choix, trancher sur nos adieux et confirmer nos aurevoirs. 40 ans de festival laissent entendre tout ce qui a été vu, et avec quoi nous n’avons pas rompu… Car le Vu n’est pas une chute dans le néant mais réside à l’état de trace, celle de la mémoire – souvenir fugace d’une impression, rarement de la précision des détails – appelant le désir, si ce n’est de revoir, du moins de revivre l’expérience du Vu lorsqu’il était à l’état de Voir. Il n’est pas possible, en effet, de réitérer l’expérience du Vu. Tout d’abord parce qu’on ne saurait raviver un épuisement, même s’il est possible de « désépuiser », ou plutôt de « réinvestir » une oeuvre. Pour autant, nous ne verrons jamais deux fois la même chose, tout comme nous ne nous baignerons jamais deux fois dans le même fleuve. En effet, le spectacle vivant a cette particularité de devoir, constamment, réactualiser ses signifiants* si on souhaite le refaire, ou le revoir. Le Vu est alors, à ce titre, unique. Il implique toujours la déchirure de l’adieu et éveille le désir de revoir, même si nous savons que nous verrons toujours autre chose que ce qui a été vu… A l’opposé du Vu réside le « à voir » car pas encore vu – Arkadi Zaides proposera NECROPOLIS (création) et Daina Ashbee proposera 5 pièces – ou le « à voir » que l’on nomme Revoir, afin de mesurer les mutations de l’eau qui coule sous le pont qui unit l’oeuvre à notre regard.
Revoir…
Le 40e Festival propose, à côté des 12 créations qui composent son programme, plusieurs reprises d’oeuvres : celles de Daina Ashbee (5 oeuvres), Jiří Kylían (3 oeuvres), Mourad Merzouki pour Folia qui, coupant un « L » à la Follia de Vivaldi, revoit et revisite la danse baroque, Christian Rizzo pour d’après une histoire vraie, Mathilde Monnier et Olivier Saillard pour Défilé pour 27 chaussures. Parmi ces reprises, 2 recréations : So Schnell de Dominique Bagouet sera recréé par Catherine Legrand tandis que Raimund Hoghe recrée Moments of Young People. Toute la question du Revoir, ici, réside dans son préfixe en RE. Le Revoir semble présupposé l’avoir vu, pourtant, rien n’est moins sûr… Car qu’y a-t-il à re-voir en danse ? Et qu’avons-nous réellement déjà vu ? Le cinéma est, dans l’ordre des Arts du Spectacle, le médium qui se prête le plus facilement au Revoir.
De la salle de cinéma à la rediffusion télévisuelle, les formats changent mais les signifiants demeurent. En danse comme en théâtre, tout se refonde… Le format : Christian Rizzo a créé d’après une histoire vraie en 2013 au Gymnase du Lycée Aubanel lors du festival d’Avignon 2013, et jouera au Corum lors de cette 40e édition. La distribution : En 2001, Raimund Hoghe avait créé Young People, Old Voices avec douze jeunes danseurs belges et français. 17 ans plus tard, il crée à Porto une nouvelle version avec de jeunes amateurs et professionnels portugais, Moments of Young People. Pour le Festival Montpellier Danse 2020, il travaillera avec deux danseurs rencontrés au Portugal auxquels s’ajouteront de jeunes danseurs montpelliérains. La sensibilité de l’interprète : le lot de leurs expériences, avec l’oeuvre en question ou avec d’autres, modifie profondément leur qualité de présence au plateau. Le faire et refaire active des zones insoupçonnées de la sensibilité corporelle, éveille la conscience dans des parties plus intimes des corps,
modifie l’écoute du plateau et de la salle, permet d’atteindre l’acuité de l’expert qui se concentre sur l’effet de son faire. Il est courant d’entendre, d’ailleurs, qu’un spectacle est « rôdé », qu’il ne se construit qu’à l’épreuve du temps de sa rencontre avec le public, qu’il a « gagné » en précision, en profondeur, etc.
Le monde autour de l’oeuvre, celui de l’histoire de la danse, celui de la sensibilité perceptive, celui des configurations politiques, celui qui rythme nos préoccupations, nos thèmes de prédilection, nos manières de dire. Notre oeil de spectateur, enfin, a changé avec ce monde, avec nos expériences quotidiennes, nos préoccupations, avec les relations que nous entretenons avec l’art, les oeuvres, le festival. Il y a toujours un détail qui nous a échappé, un signifié inédit qui se dévoile sous le voile du signifiant, une ré-interprétation du sens et de ses effets esthétiques.
Pour l’artiste qui re-présente, re-prend ou recrée, le signifiant de l’oeuvre est sans cesse réinterrogé, réévalué, bousculé, et le signifié nécessairement renouvelé. C’est ici que la re-création de So Schnell de Dominique Bagouet par Catherine Legrand a une place toute particulière dans le festival. La pièce, initialement créée en 1990, il y a 30 ans, a inauguré le plateau de l’Opéra Berlioz du Corum. Certains, parmi les plus jeunes, verront So Schnell qu’ils n’ont jamais vu, d’autres verront une réinterprétation, tous verront une oeuvre inédite. En effet, la danse contemporaine, et tout particulièrement celle de Dominique Bagouet, se prête au re-faire, au re commencer mais échappe fermement à la ré-itération du même. Misant sur le caractère performatif du spectacle vivant, malgré la précision chorégraphique, la danse contemporaine échappe à l’aspect lisse des corps substituables de la danse classique. On pourrait dire qu’elles s’opposent l’une l’autre comme l’oral s’oppose à l’écrit. La danse contemporaine se défait de la pré-construction des modèles à atteindre pour favoriser la singularité de l’interprète. Il n’est pas rare, d’ailleurs, qu’un chorégraphe écrive pour tel ou tel danseur. Le Vu que la danse contemporaine propose s’apparente à un one shot et la rencontre entre la chorégraphie de So Schnell et ses jeunes interprètes est une nouvelle aventure, loin de la redite. Il n’y a pas de « répertoire Bagouet », il y a des « Carnets Bagouet »… Une idée renouvelée de corps et d’espaces habités, un Revoir qui ressemble à un Voir pour la première fois…
Voir, vu, revoir, à voir et déjà vu…
Bienheureux ceux qui découvriront ces oeuvres sans même savoir s’il s’agit, ou non, d’une reprise. Bienheureux ceux qui n’y prêteront pas attention et se délivreront de la question de l’héritage car, comme disait Nietzsche dans ses Considérations Inactuelles, « nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourrait exister sans faculté d’oubli ». Bienheureux, donc, les amnésiques, pour Nietzsche toujours dans Généalogie de la Morale, qui considère que « l’avantage de la mauvaise mémoire est qu’on jouit plusieurs fois des mêmes choses pour la première fois. » Ainsi, « la faculté de sentir les choses, aussi longtemps que dure le bonheur, en dehors de toute perspective historique » est la source même du sentiment esthétique véritable, fort distinct de la satisfaction de se savoir connaître l’histoire de l’art, car le sens ne s’hérite pas, il s’invente. Peu importe le Voir ou Revoir si nous nous attelons à la tâche de cette opération créatrice qui consiste à voir, pour la première fois. Peu importe que le signifiant soit inédit pourvu que le signifié qu’on lui assigne sorte de l’oeuf tout chaud que couve notre oeil.
Un festival n’est pas une foire au buzz du « jamais vu ». Il construit son identité dans le temps, grâce à celle des artistes qu’il accueille, des parcours qu’il accompagne. C’est dans la fidélité, parfois, que le raffinement d’Eros se laisse aller à la créativité, et que Thanatos recule d’un pas. Un festival n’est pas un catalogue, il met les oeuvres en regard, aux deux sens du terme : il les met en perspective collective d’une part et organise leur réception singulière d’autre part. Autrement dit, il structure. Il structure pour que chaque oeuvre trouve sa place dans un jeu de résonnance et pour que chaque édition soit pensée comme un ensemble cohérent. Il structure notre sensibilité de spectateur, d’une édition à l’autre. Un festival a donc, lui aussi, un parcours, co-construit avec le public dont la sensibilité a été émoussée par la proximité des oeuvres qu’il a rencontrées dans ce contexte. On peut dire, en ce sens, qu’un festival nous apprend à voir, non pas qu’il nous dise ce qu’il faut voir ou comment voir, mais parce qu’il donne confiance à l’oeil qui perçoit. Il se peut alors que l’envie nous prenne de RE-venir d’une édition à l’autre… Ainsi, entre le R et le E du re, sommeille tout un monde de possibles changements… Dès lors, le Revoir semble déjouer les impressions de « déjà vu » : il conjure l’adieu, réactualise l’acte de naissance du phénomène**, retrouve le mystère de l’apparaître, réinvestit le plaisir de la première fois… « Adieu, mon Lorenzo ! Quand te reverrai-je ? — Cette nuit probablement. »*** Le « très bientôt j’espère » du « au Revoir » souligne le plaisir neuf des retrouvailles comme nouveau départ.
* — Le signifiant est un terme inspiré de la linguistique saussurienne. On nomme signifiant la trace matérielle d’un signe (le signe étant, quant à lui, une unité perceptible et faisant sens). Le signifiant fonctionne avec le signifié, dont il est inséparable, comme le recto et le verso d’une seule et même feuille. Le signifié renvoie, quant à lui, au sens accordé au signifiant. Ce sens ne se manifeste pas toujours sous la forme de l’intelligibilité et peut se traduire en sensation, émotion, impression, etc
** — Dans sa définition philosophique, le phénomène est la manière dont un fait perceptible se manifeste à la sensibilité d’un être vivant.
*** — Alexandre Dumas, Une nuit à Florence sous Alexandre de Médicis, Chapitre VI « La Colombe de l’Arche »