Vous avez migré deux fois, de la Tunisie jusqu’à la France, du théâtre jusqu’à la danse. Dans ce double parcours, avez-vous été soumis à la censure ou à l’autocensure ?
Il y a eu beaucoup de transformation dans mon parcours, de passage d’une chose à une autre et j’ai très envie de continuer à me transformer, de changer de vie ou de style. Quand je vivais à Tunis, à l’âge de 22 ans, j’ai été confronté à la censure, cela me revient. La commission de censure venait vérifier quelques jours, ou la veille de la représentation si le spectacle pouvait être joué. La commission était composée d’une quinzaine de personnes des ministères de l’intérieur, de la culture et affaires religieuses et elle remettait un visa d’exploitation. Je me souviens que mon costume a dû être «arrangé» pour être décent. On avait monté le Paradoxe du Comédien de Diderot mis en scène par Taoufik Djebali, un hommage au comédien, au costume, au travestissement. Je portais une sorte de bustier qui serrait le ventre et faisait ressortir mes seins. Verdict de la commission: il fallait « changer le costume de Radhouane ». C’était du temps de Ben Ali. La costumière a trafiqué quelque chose, du genre « couvrez ce sein que je ne saurais voir ». Et ils sont venus vérifier.
En avez-vous été affecté ?
Non, nous étions protégés par le metteur en scène et l’administrateur. A 22 ans, j’étais insouciant. J’étais pris en charge par le milieu du spectacle vivant. Nous n’avions pas directement de rapport avec la censure. Je découvrais l’art, je ne me rendais pas compte. Ce fut la même chose pour le spectacle de Fadhel Jaïbi, Les amoureux du café désert. Fadhel avait des positions politiques pour les droits de l’homme et beaucoup de représentations ont été annulées. Mais je vivais ça de « loin ». Je ne me rendais pas compte. Dans les familles, dans le travail, on nous protégeait. Et je pense que cette immaturité politique qui en découlait a fait qu’après la révolution, il n’y a pas eu de relève. Ce n’est que lorsque que j’ai quitté le pays pour la France en 1996 que j’ai compris et goûté à la liberté, à la citoyenneté.
Ben Ali se présentait comme le modèle, était le modèle à suivre. Est-ce que cela n’a pas déterminé les comportements de chacun ?
C’est une force qui se répandait partout, d’ailleurs dans tous les pays dirigés par des dictateurs. On finit tous par leur ressembler. Et j’ai voulu échapper à cette autorité cette force qu’on exerce sur toi, qui commençait à ‘engloutir, m’enterrer, partout, chez moi, dans la rue, au travail. Quelqu’un qui mesure 1cm de plus que toi peut exercer une autorité. Je suis parti parce que tout le monde pouvait exercer une autorité qui me réduisait, qui m’anéantissait, qui m’empêchait de savoir qui j’étais. Je ne pouvais pas grandir.
L’autorité religieuse a pesé aussi ?
J’ai eu une relation très particulière avec le pouvoir religieux. Ado, j’ai sombré dans une croyance et une pratique assez extrême qui m’a permis l’étude et la connaissance. Et évidemment, je sentais derrière tout ça une grande manipulation de tous ces prédicateurs, tous ces prêcheurs… J’ai vite mis de côté tout cela car j’ai beaucoup de doute sur cette partie de ma religion et que j’ai justement pu profiter d’un Islam « pur », spirituel. En même temps, comme tous mes compatriotes, je subissais l’autorité. On ne peut pas ne pas jeûner par exemple. Et tout cela se confondait avec l’autorité parentale. Il faut appliquer la religion avec soumission, il faut se soumettre pour être un bon musulman. Et pour riposter, on ne peut s’appuyer que sur très peu de textes dont le Coran, le reste, c’est de la paperasse pour faire de l’Islam un projet de conquête politique.
Un poids social également ?
Oui, on est jeune, on ne vaut rien. Le plus grand est le maître, même si parfois, il est naze et qu’il n’a vraiment rien à transmettre. Mais s’il a 20 ns de plus, il faut boire ses paroles comme de l’eau bénite. Je suis venu en France pour avoir le droit de répondre, je ne répondais pas à mon père, j’avais les yeux baissés, à l’école aussi. Sinon, on pouvait recevoir des coups, il fallait se taire et accepter tout ce que l’on nous disait. C’est une grande solitude. Je ne savais pas me battre, ni physiquement, ni intellectuellement. A l’époque, c’était juste les débuts d’internet. Oui, c’est une solitude extrême, douloureuse. Je ne me suis jamais soumis ni compromis. Je me faisais offense, j’avais souvent mal, j’étais reconnu comme un grand comédien mais je souffrais d’un grand malaise. Et cette autorité, on dirait qu’on l’a dans les gènes. J’allais rester le même si je ne faisais rien, je devais partir, trouver un Islam qui convienne à mon mode de vie.
En France puisque aujourd’hui vous êtes français, pouvez-vous parler de tout librement ? De votre religion par exemple, de votre manière de la pratiquer ?
Les gens me voient comme un ovni. La France n’a jamais pris le temps de comprendre qui nous sommes. Une famille qui s’installe dans le 93 ne ressemble pas un professeur, un chercheur ou un artiste. Ce n’est pas pour décrier les uns ou les autres mais la France ne s’est jamais sentie obligée de connaître nos différences. En 2007 à Saint-Denis, dans un lycée, je n’étais pas naturalisé à l’époque, les jeunes s’attendaient à tout, sauf à l’arrivée d’un Radhouane, avec sa dégaine, ses grosses montures de lunettes, sa corpulence. Ils m’ont dit « vous n’êtes pas tunisien ». J’ai répondu : « je suis plus tunisien que vous, je suis né là-bas, je parle mieux l’arabe que vous, la Tunisie est un pays moderne… » Puis je les ai amenés à danser. Et là, ils se sont arrêtés : « mais c’est une danse de blanc, c’est ce qu’on voit sur Arte, monsieur ». L’éducation est responsable de cette confusion. Alors je m’impose de parler de moi, de mon parcours parce que le public ne s’attend pas à voir un bonhomme qui adore le vin et le halouf. Je pose problème parce que je suis dans des contradictions. Par exemple, lorsque je cherche un endroit pour me confesser, seul, m’isoler, j’ai plus tendance à aller dans une église que dans une mosquée. Et ce n’est aucunement de la provocation. Est-ce qu’un musulman croyant peut se permettre cela ? La danse est devenue mon espace de liberté.