Anne Teresa de Keersmaeker : My walking is my dancing

  • Paroles d'artistes

Propos recueillis par Jan Vandenhouwe

Pourquoi avoir attendu si longtemps pour danser Bach ?
Lorsque je chorégraphiais Violin Phase de Steve Reich, en 1980, c’étaient déjà Les six concertos brandebourgeois que je me passais en boucle. La musique de Bach m’accompagne depuis le début, mais je ne me sentais tout simplement pas prête, à l’époque, à affronter chorégraphiquement tant de complexité et tant de richesse ! Ces dernières années, plus je m’immerge dans cette musique et ses labyrinthes structurels, plus j’en découvre l’absolu génie…

Pouvez-vous me décrire ce qui, à vos yeux, constitue ce « génie » ?
Au bas de ses partitions, Bach avait coutume d’inscrire « Soli deo gloria » — toute gloire pour Dieu seul. Il pensait son œuvre comme un miroir de l’ordre divin universel, traversé par le souffle de l’harmonie. Il émane de cette musique une sorte de clarté rayonnante, autant par ses articulations formelles que par le polissage du plus menu détail. Je la perçois, cette musique, comme une architecture en mouvement, organisée selon l’axe horizontal du contrepoint et la colonne verticale de l’harmonie. Chaque ligne est claire et pourrait s’écouter isolément — chaque ligne laisse pourtant de la place aux autres et n’existe que par les autres. Bach débordait d’idées pour ce qui était de souscrire aux règles tout en les transgressant. Dans Les six concertos brandebourgeois, il manie avec une parfaite originalité la forme en « ritournelle » du concerto baroque, et cette alternance typique de passages tutti où réapparaît sans cesse le matériau thématique (la « ritournelle ») et d’autres passages, généralement solistes, apportant des éléments nouveaux — les « épisodes ». La musique de Bach se singularise par une sorte de chaos ordonné, ou d’ordre chaotique. Rien n’y est forcé, tout semble naturel et foncièrement humain. C’est comme si l’ordre cosmique avait informé l’ADN de la moindre de ses cellules nerveuses.

Et c’est pourquoi elle se prête si bien à la danse ?
Dans la musique de Jean-Sébastien Bach, est stocké un gigantesque réservoir d’impressions et d’affects appartenant à la mémoire de nos corps humains : joie et colère, fierté et mépris, vengeance et pitié, plaisir, douleur, mélancolie, et ainsi de suite. Tout n’y est que communication : Bach connaissait comme nul autre les lois de la rhétorique classique, l’art de convaincre et de tenir son auditoire, l’art d’user de l’opposition et du contraste. En cette matière aussi, il contourne des règles qu’il maîtrise à la perfection, ce qui lui permet de projeter sa musique dans un perpétuel mouvement, sur le plan émotionnel tant que sur le plan physique. Et voilà pourquoi elle se laisse si facilement danser. Des pièces comme les Suites pour violoncelle, les Partitas pour violon seul ou pour clavier sont composées du départ, comme on sait, d’une succession de danses : allemandes, sarabandes, menuets, gigues, … Les six concertos brandebourgeois ou certains chœurs et airs des Cantates, ou de la Passion selon saint Matthieu, ne sont pourtant pas exempts eux-mêmes de ces carrures dansantes.

Comment abordez-vous concrètement cette partition ?
Face à un cycle d’une telle envergure, un tel colosse, il m’est impossible de poursuivre le principe développé dans Vortex Temporum ou En Atendant — à savoir, associer chaque voix instrumentale à un danseur particulier. Il faut élaborer un nouveau système et, tout comme Bach, s’imposer des règles que bientôt nous prendrons plaisir à briser. La chorégraphie s’appuie ici sur un graphe au sol composé de cercles, de lignes droites, de pentagrammes et de spirales. J’essaie de répondre par un contrepoint chorégraphique au contrepoint musical de Bach, mesure par mesure, et de faire coïncider la logique du vocabulaire dansé avec la musique — ce qui constitue un défi terrible. L’utilisation de l’espace est essentielle, ainsi que les questions de perspective : tracer un avant-plan, un arrière-plan. Qu’est-ce qui est visible, qu’est-ce qu’on peut cacher dans la texture ? Qu’entend-on au premier plan musical, et comment traduire cela visuellement ? La danse cherche ainsi sa place de partenaire autonome, en contact avec la musique sans lui être servile.

Comment traduisez-vous cela chorégraphiquement ?
Quelques exemples : dans le premier mouvement du premier concerto, je laisse le groupe de danseurs au complet marcher à l’unisson la ligne de basse continue, selon mon cher principe « my walking is my dancing » (comme je marche, je danse), intensivement exploré dans mes précédentes chorégraphies. Dans quelques-uns des mouvements de Bach6Cellosuiten, je demandais déjà aux danseurs de « marcher l’harmonie », littéralement — un pas pour une note. Dans ce premier mouvement, tous les danseurs courent selon une ligne droite qui traverse le plateau d’avant en arrière. En me basant sur certains canons fort simples, j’installe ensuite le premier contrepoint visuel. Cela permet de brasser le groupe au complet, tout en détaillant certains pupitres musicaux : les deux cors, le violino piccolo, les hautbois, etc. Dans le mouvement lent de ce même concerto, j’établis le matériau principal du spectacle, dans sa vraie nature tridimensionnelle. Tout ce premier concerto me sert pour une « exposition », si vous voulez, il convoque et détaille le matériel avec lequel nous allons composer toute la suite. Dans les deuxième, quatrième et cinquième concertos, j’essaie de trouver des correspondances chorégraphiques à la forme concerto — cette interaction particulière du groupe solistes, du ripieno et de la basse continue. Le troisième concerto, réservé aux cordes (trois violons, trois altos, trois violoncelles et basse continue) nous pose un défi particulier avec son célèbre rythme en anapeste (deux brèves, une longue) qui domine l’ensemble du premier mouvement de son énergie motrice, faisant muter mon principe « comme je marche, je danse » (lequel devient : « comme je cours, je danse » !). L’allegro final de ce troisième concerto est une de ces pages de musique dont je vous parlais tout à l’heure — un fragment d’éternité tombé du ciel. Nous voulons ici déchaîner un tourbillon visuel dans lequel tout ce qui filait droit dans les précédents mouvements est soudainement soumis à la courbure et à la torsion, tout le matériel s’incurvant en spirales et en cercles, symboles d’infini.