Qu’advient-il des grandes compagnies quand leurs créateurs les laissent ?

  • Mémoire & danse

Une compagnie créée par un chorégraphe peut-elle et doit-elle lui survivre ? Une question à laquelle les artistes, lorsqu’ils ont eu ou pris le temps d’organiser leur succession, ont répondu à leur façon.

Enquête réalisée par Isabelle Danto

Alors que le monde de la danse a vu disparaître quelques-uns de ses plus grands chorégraphes et innovateurs (Maurice Béjart en 2007, Merce Cunningham et Pina Bausch en 2009) et s’éclipser quelques autres comme William Forsythe qui, pour raison de santé, change aujourd’hui de cap, la question du devenir des compagnies après la disparition de leurs créateurs est devenue centrale. Les grandes compagnies doivent alors prendre un nouveau départ ou tirer leur révérence, non sans traumatisme et période de tâtonnement et de test.

Une compagnie créée par un chorégraphe peut-elle et doit-elle lui survivre ? Une question à laquelle les artistes, lorsqu’ils ont eu ou pris le temps d’organiser leur succession, ont répondu à leur façon.

Deux précédents ont sensibilisé les créateurs à la question de leur héritage : La bataille juridique autour de la succession de Martha Graham qui a opposé l’héritier légal de la chorégraphe, Ronald Protas et le Martha Graham Dance Center et les danseurs ainsi que le legs testamentaire de Georges Balanchine, le fondateur du New York City Ballet, que seule la création du Trust Balanchine a pu simplifier par la suite. Les compagnies ont survécues à leur fondateur, la question des droits des œuvres réglée. Avec un florilège de nouveaux chorégraphes, elles continuent de proposer des créations tout en étant perçues comme des compagnies de répertoire, chargées de faire vivre l’héritage artistique du chorégraphe fondateur.

Héritages artistiques

Au début des années 1990, Maurice Béjart déclarait ne vouloir voir ni ses ballets ni sa compagnie, le Béjart Ballet Lausanne lui survivre. Plus tard, il a finalement désigné Gil Roman, danseur à ses côtés depuis 1979, comme son héritier, lui faisant confiance pour assurer la relève et faire que le Béjart Ballet Lausanne ne devienne pas un musée : soit la double mission de faire vivre les œuvres du passé tout en proposant de nouvelles chorégraphies. Malgré la légitimité conférée par le testament de Béjart, la transition de l’époque Béjart à l’époque Gil Roman n’a pas été simple, ce dernier ayant été confronté en 2008 à la fronde des danseurs et à un audit de la ville de Lausanne, principal mécène du Béjart Ballet Lausanne. Depuis, Lausanne a renouvelé sa confiance et sa subvention. Le nom de Béjart qui a construit des générations a accédé au statut de « marque » en faisant écho aux grandes épopées de notre temps.

Le Alvin Ailey Dance Theater avait dû relever le même défi après la mort de son fondateur. Aujourd’hui, la troupe dirigée par une proche de Alvin Ailey, l’ex – danseuse Judith Jamison, n’a jamais été aussi populaire sur la scène internationale avec d’excellents danseurs athlétiques et un répertoire entre pièces historiques d’Alvin Ailey et créations de tous horizons. La compagnie fonctionne comme une marque iconique qui fait partie du patrimoine mondial et n’est pas seulement une histoire de nostalgie.

Tête chercheuse, Merce Cunningham l’aura été jusqu’à la fin en planifiant la dissolution de sa troupe avant son décès en juillet 2009 dans un Legacy Plan qui est un cas d’école. Sans nouvelle création, sa compagnie n’avait plus de raison d’être à ses yeux. Et même si Cunningham était un monstre sacré, les financements étaient déjà difficiles à trouver de son vivant. Il devinait qu’après sa mort, survenue un an après la faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers cela deviendrait impossible. Son Legacy Plan préserve l’avenir et la mémoire de son œuvre.

Quant à Pina Bausch, décédée soudainement en juin 2009, elle n’a laissé aucun testament. Fin 2010, la ville de Wuppertal a renouvelé sa subvention au Tanztheater et installé une nouvelle direction, partagée entre deux fidèles, son assistant Robert Sturm et le danseur Dominique Mercy pour « prendre soin et entretenir le répertoire de Pina Bausch ». Lutz Förster, autre danseur de la troupe a depuis repris le flambeau, temporairement. Il est devenu clair pour la compagnie qu’elle doit aussi être portée par un nouveau projet à définir, en confiant par exemple le répertoire à d’autres compagnies (Seul l’Opéra de Paris a des pièces de Pina Bausch à son répertoire) et créer des choses nouvelles. L’invitation à de nouveaux chorégraphes a été lancée pour une nouvelle création présentée l’automne 2015 à Wuppertal. Mais après ce coup d’essai, le Tanztheater continue de privilégier le répertoire en cherchant une nouvelle voie. Pour pouvoir assister à une renaissance, il faut parfois qu’un cycle se termine. Ce cycle achevé, une compagnie comme une « marque » peut se projeter dans une nouvelle vie, comme libérée d’un poids qui parfois peut la conduite à l’impasse. Et l’aura de la compagnie est parfois telle que la perspective d’une relance suffit à la faire renaître… A condition de trouver ceux qui sauront lui redonner vie et qui oseront initier quelque chose, car tout comme les compagnies qui se créent, celles qui renaissent doivent beaucoup à la conviction, au courage et à la persévérance de leurs créateurs.

En 2015, William Forsythe a laissé les clés sous la porte de la Forsythe Company en se choisissant un successeur, le chorégraphe Jacopo Godani, ancien danseur du Frankfurt Ballet et assistant de Forsythe sur plusieurs pièces. Rebaptisée Dresden Frankfurt Dance Company, l’ensemble de quinze danseurs entièrement renouvelé reste en résidence dans les deux villes de Dresde et de Francfort qui ont soutenu le choix de Forsythe et le projet de Jacopo Godani qui est de présenter son propre répertoire et ses créations avec pour obligation, une fois par an, de présenter une pièce du répertoire de Forsythe.

Photo : Le Presbytère, Béjart Ballet Lausanne © François Paolini