Comme dans Les fraises sauvages, le film d’Ingmar Bergman, où le vieux professeur d’université déambule en rêve dans une ville blafarde, silencieuse et morte, je me promenais dans un monde étrange. Je compris vite d’où venait cette impression : il n’y avait dans les rues ni théâtre, ni cinéma, ni salle pour la danse : l’opéra avait été fermé et les salles de musique transformées en entrepôts. J’avais beau chercher : les musées avaient disparu, ainsi que les salles d’exposition, les ateliers et tous les lieux de création. Il n’y avait pas non plus de salles de conférences, pas plus que des bibliothèques ou des médiathèques : même les académies savantes s’étaient fondues dans un univers gris et terne. Intrigué, je poursuivais ma route : mais les librairies n’existaient plus, ni même les bouquinistes, et même les disquaires s’étaient enfuis. En continuant, je constatais que les lieux d’émission de radio – a fortiori les radios libres – et les studios de télévision n’existaient plus. Il n’y avait plus d’ateliers de peintres, ni d’ateliers de photographes d’art, encore moins des ateliers de musiciens et de luthiers. Et même les murs étaient devenus étrangement propres, ou plutôt uniformément gris : pas un seul graphe, le street-art avait disparu et avec lui les clins d’oeil des poseurs de vélos en haut des maisons ! Même les monuments historiques s’étaient évanouis et avec eux les récits enchantés des temps qui ne sont plus. Le mélange des époques et des styles, et les nouveautés d’architectes inspirés avaient cédé la place à l’uniforme régularité de ce qui est sans âme et sans passion. Et sur la place centrale, ni rappeurs, ni danseurs de hip hop n’apportaient plus la note de fantaisie et de liberté qui animait les journées.
Personne ne croisait mon chemin : que faire dans une ville où il n’y a rien à voir, rien à entendre, rien pour être surpris ou ému – rien qui suscite la rencontre, le débat, le rire ou les larmes, l’étonnement ou la passion. D’ailleurs, je me demandais combien de temps je pourrais circuler dans cet univers où l’oeil et l’oreille n’avaient rien à recueillir de vivant, de surprenant, de séduisant ou même de choquant. Curieusement, je constatais que la disparition de toutes ces choses apparemment inutiles comme la musique ou la danse, les livres ou les musées, les bibliothèques et le street-art allait de pair avec la disparition de toute vie sociale. Plus de rencontres ni de débats, plus de découvertes et de confrontations : plus besoin de croiser nos semblables et d’échanger. Que faire dans cette ville morte ? Précisément, ramener la vie, c’est-à-dire des musiciens et des danseurs, des comédiens et des libraires, des disquaires et des luthiers ; et aussi les peintres du street-art et les responsables des musées et des radios libres. Bref, tout ce monde inutile était indispensable pour que la ville se ranime. J’en appelais à tous ceux qui étaient responsables directement ou non de ce grand projet de réanimation : encourager et aider à mettre de la diversité et de l’étonnement dans la ville, pour redonner des couleurs et surprendre, pour apporter de l’égalité à ceux qui sont oubliés, pour mettre debout, faire se rencontrer et même faire rêver tous ceux qui habitaient la ville. Déjà, je voyais s’approcher des visages amis mais aussi anonymes et aussi ceux des autorités responsables de ce que l’on nomme la culture… J’avais donc été entendu ! C’est alors que je me suis réveillé.