Comment est née l’idée de cette création pour le Ballet du Théâtre alla Scala ?
Je suis venu plusieurs fois à Milan pour voir la compagnie, tant dans les grands ballets du répertoire classique que dans ceux proposés dans le cycle de musique de chambre. J’ai pensé que ce serait une bonne idée de proposer un de mes travaux pour ce type de programme, conscient de pouvoir créer une relation intime à trois, un triangle magique entre danseurs, musique et public, convaincu que les spectateurs seraient à l’écoute. Je voulais développer une écriture chorégraphique délicate mais en même temps riche. La version de Winterreise que j’ai choisie est l’originale, composée pour piano et chant. Je pense qu’elle parvient à créer une intimité plus étroite avec la musique par rapport aux autres versions avec orchestre.
Quelle a été votre approche ? Vous êtes-vous laissé inspirer plus par les textes, très poétiques, par la musique ou par les deux ?
Je définirais mon approche comme globale, car je n’ai pas analysé les 24 lieder individuellement, en respectant leur ordre. Je les ai considérés comme s’ils formaient une seule et même entité. Je pourrais aussi dire que je les ai interprétés de manière impressionniste, dans la mesure où je ne voulais pas les représenter littéralement, c’est-à-dire décrire le contenu de chacun d’eux ; je ne me suis pas arrêté sur les détails. Je me suis laissé transporter avant tout par la sensation totale que la musique de Schubert provoquait en moi ; et c’est l’aspect qu’il m’intéresse le plus de transmettre au public. Mon idée chorégraphique est de créer une véritable résonance entre la danse, la musique et les textes. Dans ma chorégraphie, je voudrais mettre en évidence les contrepoints, les oppositions qui existent parfois entre musique et poèmes. Ce choix est justifié justement par le fait que chez Schubert non plus, il n’existe jamais une correspondance étroite entre expression musicale et texte. Si
nous prenons par exemple le quatrième lied appelé Congelation, caractérisé par une impression d’immobilité, la partition musicale exprime au contraire un dynamisme très fort : elle nous transporte. Je pense donc que même Schubert s’est parfois mis en opposition avec les textes, comme moi. Nous avons déjà vu d’autres productions de Winterreise qui se limitaient à être trop descriptives et narratives. Je ne veux pas de cela. Ce qui m’intéresse le plus, c’est de susciter l’émotion du public, comme quand nous restons émerveillés et fascinés, par exemple, devant un tableau abstrait, sans en comprendre la raison. C’est notre sensibilité qui entre en jeu et nous le fait aimer.
Winterreise se compose de vingt-quatre lieder divisés en deux livres. Les douze premiers expriment davantage l’état intérieur du protagoniste, les derniers sont plus liés à la nature. Avez-vous gardé cette différence dans le développement de votre ballet ?
Pour moi, les douze premiers lieder marquent une ligne directrice et constituent sa structure. En écoutant plusieurs fois la musique au moins deux fois par jour, avant le début des répétitions et le soir, je cherche et découvre des correspondances, des échos entre un lied et un autre. Au cours de ce processus de création, je pense plusieurs fois au cube de Rubik et j’essaie d’organiser mes idées pour trouver la combinaison finale. C’est un engagement problématique et risqué, mais en même temps, cela me passionne, car c’est l’aspect dramaturgique de mon travail. La vraie signification de mon Winterreise se révèle dans la construction chorégraphique globale. Winterreise représente le voyage symbolique de l’âme du protagoniste des lieder de Wilhelm Müller.
La solitude, l’angoisse, le désespoir, la nostalgie, le sens de la mort sont présents du début à la fin. Quels aspects voulez-vous souligner ?
Je souhaite développer plusieurs idées tant d’un point de vue chorégraphique que scénographique et dramaturgique, suivant un fil conducteur. À partir de sa déception amoureuse, le jeune protagoniste, blessé, tombe dans un pessimisme cosmique qui le conduit au suicide. Le sens de la mort est présent du début à la fin même si c’est parfois de manière plus voilée. En fait, dans le dernier lied, le joueur de vielle symbolise doucement le lent appel à la mort. Pour que cela soit clair pour les danseurs, j’ai souligné le parallélisme avec un autre suicide romantique célèbre, celui du jeune Werther de Goethe. La différence entre les deux réside dans le fait que dans Winterreise, le chemin qui mène à la mort est lent, progressif et se poursuit pendant toute la durée des vingt-quatre lieder, comme si on regardait un film au ralenti. Au lieu de cela, Goethe aborde le thème du suicide de manière plus brutale et violente. Pendant les répétitions, j’ai essayé de faire comprendre ce contraste aux danseurs.