Treize personnes sur scène, qu’apporte cette masse de corps à la création ?
C’est un nombre significatif de participants, mais ils ne participeront pas en tant que « masse ». Même si l’idée du chorus est présente, la scène sera plutôt un assemblage de voix indépendantes. Le souffle et le vent m’intéressent, en particulier par le biais de la trompette avec sa vocation à la fois carnavalesque, joyeuse, stridente, sourde, funèbre et triste – des émotions particulièrement contradictoire.
Doit-on percevoir ce spectacle comme une purgation ? pour le spectateur, pour les performeurs ?
« Purge » est à comprendre dans le sens de catharsis, de la décharge émotionnelle ou plus simplement du coté de la sensation (et non du sens).
C’est un sous-titre emprunté que j’ai retenu en raison de sa capacité de suggestion poétique. « Purge », dans le sens d’une libération, d’une décharge, peut-être essentiel à l’idée même de la tragédie, comme quelque chose qui doit être vécu physiquement, intensément. Il n’y a aucune idée de péché, dans le sens chrétien ou autre. Il y a des musiques, des danses, du mystère, des fantômes, des images, du désir, etc.
Les bacchantes sont les femmes qui suivent Bacchus. Elles sont souvent associées à l’orgie, à la folie, à la danse, à l’ivresse. On ressent encore votre envie de travailler sur la métamorphose du corps et des idées, qu’est-ce qui vous passionne dans la déformation ?
Ce n’est pas la déformation, dans le sens négatif de la « perte de forme », qui m’attire, mais plutôt l’apparition positive d’une autre forme, de l’autre, de l’étranger. La métamorphose, l’hybridité ouvrent une voie à la fiction. Et pour moi, un spectacle est le partage d’une fiction entre la scène et le public.
Pour les Grecs, il n’y a pas de distinction entre le masque et le visage. Ce « masque-visage » condense l’identité : le masque de Dionysos est le visage de Dionysos et son être. Face à face avec son masque, son visage et lui-même, la possession se déclenche, tout se passe à travers le regard. Ce face à face est aussi la condition du spectacle où à mon avis il n’y a aucun au-delà à chercher, à trouver. C’est toujours quelque chose qui se passe en surface, épidermique, à la vue et que l’on peut toucher.
Votre écriture, avec ce goût prononcé pour la métamorphose, reflète-t-elle la culture capverdienne dans laquelle vous avez grandi ?
Mon intérêt pour la déformation vient sans doute des nombreux carnavals auxquels j’ai participé dans ma jeunesse. J’étais fascinée par ces figures grotesques, par cette idée de sortir dans la rue pour dérégler l’ordre et les paramètres du beau et du laid. Derrière la dimension carnavalesque de mes pièces, il y a certainement un désir de transgresser les limites de l’esthétiquement correct, d’essayer autre chose. Aussi, au Cap-Vert, la musique et le chant visent moins à transmettre des idées ou des messages que des affects et des émotions qu’on peut lire sur les visages des gens. C’est pareil dans ma danse. Aristote dit que l’humain est un être politique parce que le langage lui permet de distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste, et que ça le différencie de l’animal qui n’a que la voix et ne distingue que le plaisir du déplaisir. C’est une pensée très ancienne, mais qui, d’une certaine façon, régit encore notre imaginaire, notre regard sur le monde et notre façon de l’appréhender. En travaillant sur les affects plutôt que sur le sens, je peux donner forme à des choses qu’on ne peut pas forcément nommer, j’ouvre l’imaginaire. Et d’une certaine manière, la métamorphose parle de nos multiples « Moi », elle permet de créer des situations surdéterminées et des êtres hétérogènes qui portent leurs paradoxes. Ça nous oblige à projeter notre imaginaire de différentes façons sur ce qu’on voit.