C’est la première fois que vous travaillez ensemble. Vous avez mis quatre ans à élaborer cette pièce. Parlez-nous de la genèse et des personnages de Romances inciertos, un autre Orlando.
François Chaignaud : La première étape de travail a eu lieu en 2014 dans la magnifique chapelle de la reine Pétronille d’Aragon à Huesca. Il s’agissait d’un duo entre le théorbiste Daniel Zapico et moi, dans cette architecture chargée d’histoire et d’intensité, à partir de la figure de la Tarara. Cette première ébauche reposait déjà sur une relation intime entre l’histoire, la danse, la musique, le chant et l’incarnation. Des éléments de cette première performance se retrouvent dans le dernier acte du spectacle actuel.
Nino Laisné : La Tarara est très connue en Espagne, dans la version de García Lorca. C’est d’ailleurs la seule version encore interprétée de nos jours. Elle est à la fois un standard du flamenco et enseignée dans les écoles. Pourtant, cette figure familière a des racines plus anciennes dans la musique séfarade et araboandalouse. Pour incarner cette gitane mystique et séductrice, nous avons collecté puis assemblé des fragments de plusieurs versions qui l’évoquent à travers les temps : des vers du XVIIe siècle, un extrait d’opérette des années 1930 ou encore des couplets grivois. Les autres figures de la pièce sont également élaborées selon le même principe, combinant, strophe après strophe, proses et dialectes locaux : la Doncella Guerrera, jeune fille partie à la guerre sous les traits d’un homme par vocation ; et San Miguel, archange voluptueux et objet de dévotion, orné et douloureux. Le spectacle suit les multiples évolutions de ces folklores locaux qui ont dépassé les frontières et dont la culture dite « savante » s’est sans cesse inspirée. L’acte I présente une héroïne de la culture populaire et laïque. L’acte II quant à lui s’inspire de motifs religieux issus de différentes régions, avant de revenir à la tradition orale à l’acte III avec la troublante Tarara.
François Chaignaud : Cette structure en actes est révélatrice du type d’écriture et d’expression qui se joue au plateau : il s’agit d’incarnation. J’ai toujours pratiqué la danse comme un art de la transformation, de l’invention du corps. Mais c’est la première fois que je cherche à inventer une danse d’incarnation, à la fois anachronique et brûlante d’actualité.
Le caractère androgyne des personnages semble agir directement sur la danse qui s’empare de différents langages (la jota, le ballet de cour, la danse contemporaine…) pour créer entre eux des liens inédits. Parlez-nous de ce procédé de décloisonnement des genres également employé par la musique.
François Chaignaud : Cette quête du motif de l’androgynie prend une fonction presque métonymique en effet dans la construction du spectacle, puisque les identités complexes des personnages se reflètent dans la multiplicité des langages et des genres artistiques qui se tissent. Nous nous sommes retrouvés avec Nino autour de cette pratique du métissage à partir de références habituellement cloisonnées.
Nino Laisné : De fait, dans ce spectacle, nous ne respectons pas une véritable chronologie. Chaque acte est l’occasion de faire dialoguer des répertoires venus de styles et d’époques très différents. Les solistes rejouent des trajectoires musicales en empruntant des mélodies originairement écrites pour d’autres instruments, rapprochant parfois des timbres réputés incompatibles. Voilà des années que je collectionne des musiques de tradition orale célébrant un corps pluriel. Le folklore espagnol est peuplé de figures ambiguës qui se dévoilent dans une multitude de variations. Il arrive que l’entre-deux identitaire de certains de ces personnages fasse écho au métissage musical de leur mélodie. Ces différentes mutations d’un même motif ont guidé l’écriture des arrangements musicaux.
François Chaignaud : Dans ce spectacle, la danse aussi se laisse visiter par des motifs, des postures, des rythmes qui sont des réminiscences de genres établis. On considère souvent la danse comme un art du présent, de la consumation, de pure dépense, sans histoire. Dans Romances inciertos, la danse garde cette propriété, notamment par une permanente mise en danger du corps, dans des équilibres précaires. Mais elle devient aussi un art « fantomatique » où les corps peuvent se laisser traverser. Ces fantômes qui nous visitent se manifestent par le chant, les textes, les accents – mais aussi par les gestes. La manière d’avancer son bassin comme dans la jota, d’alléger son torse comme dans le ballet, de dévier son regard ou de frapper le sol comme dans le flamenco évoquent des genres chorégraphiques, des mondes.
Vous dites que cette pièce elliptique, qui avance d’apparition en apparition, fait « scintiller la silhouette » de l’Orlando de Virginia Woolf, jeune lord qui vit quatre siècles et se consacre à l’écriture d’un poème reflétant les grandes mutations des époques qu’il traverse.
Nino Laisné : C’est en nous intéressant aux trajectoires de ces personnages à travers les siècles que le parallèle avec Orlando nous est apparu. Dans le roman, il vit d’abord deux siècles sous les traits d’un homme puis renaît sous ceux d’une femme. Ce basculement d’un genre à l’autre est aussi porté par son envie d’échapper à sa condition présente. Il entreprend des voyages dans de lointaines contrées et se rêve autre.
François Chaignaud : Chez Virginia Woolf, Orlando sombre régulièrement dans de profonds sommeils sur plusieurs années, desquels il se réveille métamorphosé. Dans le spectacle, ces éclipses se déroulent hors champ. À chaque nouvelle entrée sur scène, le personnage se « réincarne ». Méconnaissable, il est projeté dans un contexte nouveau.