C’est la première fois que vous chorégraphiez pour une compagnie extérieure. La Batsheva a une qualité de mouvement qui est très éloignée de la vôtre. Comment a démarré ce projet ?
J’ai présenté D’ivoire et de chair à Jérusalem en 2016 et Ohad Naharin a assisté au spectacle. Il m’a invitée le lendemain à voir Project 5. C’était la première fois que je voyais la Batsheva. J’ai assisté à la représentation avec l’idée qu’il était possible de construire quelque chose avec eux. Je me suis ensuite rendue à Tel Aviv pour une résidence suite à laquelle j’ai écris cette phrase : « where the heart beats, is not where the heart parks ». Cette phrase résume le sens de cette rencontre. À la Batsheva, je reconnais l’extension de la capacité physique du corps, au-delà de son organisation ordinaire, de ses fonctions, de son genre… Il me semble que les danseurs possèdent une grande capacité de travail, de concentration et surtout du désir. Je n’envisage pas un projet en terme de distance ou de proximité par rapport à mon univers, les deux peuvent attiser ma curiosité et s’entremêler. Il s’agit de construire un langage et une communauté qui rapprochent des êtres différents fondamentalement.
Le titre Canine jaunâtre 3 interpelle beaucoup. Il surprend de part l’image d’une dent jaune à laquelle il renvoie et de part sa précision « 3 ». Que signifie-t-il ?
Dans Canine Jaunâtre, il y a deux idées : quelque chose qui tient de la force et de la beauté puis quelque chose qui tient de la maladie et de la saleté. C’est un titre qui condense pulsion de vie et pulsion de mort, comme une injonction de mort qui n’aboutit ni dans un sens ni dans l’autre. C’est comme un beau sourire avec une dent moche, c’est une association d’idées complémentaires mais contradictoires. Le 3 est venu à la fin. Il me semblait que quelque chose manquait. Plutôt un numéro. C’est le 3 qui s’est manifesté comme étant le plus juste. C’est aussi le chiffre préféré de ma soeur et elle valide tous mes titres. Le titre est à voir comme une porte d’entrée et non comme un tout.
Vous évoquez le jeu du Légo pour cette création. Les danseurs devront-ils concevoir la pièce selon certaines règles ? Ou s’agira-t-il de construire et déconstruire pour reconstruire ?
Le Légo évoque à la fois le jeu et la construction. Je suis encore dans les prémices de la création mais le chantier est à la fois un chantier de construction et une aire de jeu. Il y a quelque chose de très enfantin dans ce genre de démarche, commencer un jeu avec des règles puis les annuler ou les changer selon la direction que prend le jeu. Le plaisir est de construire pour déconstruire juste après, de construire pour l’acte en soi et non pour conserver. C’est l’idée générale qui me guidera dans le processus de création et qui sera peut-être à développer en représentation. Le Légo est aussi un petit corps composé de différents bouts qui amènent une précision dans la mécanicité du mouvement. Je cherche aussi du côté du Far West et de la frontière…
Allez-vous colorer la façon de bouger de ces danseurs par la métamorphose des corps qui vous est propre ?
La métamorphose est effectivement toujours très présente dans mon travail et d’autant plus quand il faut évoluer dans un nouveau contexte. Cependant, si je vais amener les bases avec lesquelles j’ai l’habitude de travailler, je souhaite pouvoir écouter, comprendre et ressentir leur désir. Je n’ai pas la volonté de les changer, je désire une rencontre. J’aimerais que la métamorphose soit à la base
du processus de création mais aussi à la base de cette rencontre.
La métamorphose reflète-t-elle la culture capverdienne dans laquelle vous avez grandi ?
Mon intérêt pour la déformation vient sans doute des nombreux carnavals auxquels j’ai participé dans ma jeunesse. J’étais fascinée par ces figures grotesques, par cette idée de sortir dans la rue pour dérégler l’ordre et les paramètres du beau et du laid. Derrière la dimension carnavalesque de mes pièces, il y a certainement un désir de transgresser les limites de l’esthétiquement correct, d’essayer autre chose. Aussi, au Cap-Vert, la musique et le chant visent moins à transmettre des idées ou des messages que des affects et des émotions qu’on peut lire sur les visages des gens. C’est pareil dans ma danse.