Dans votre biographie, vous dites que vous avez découvert la danse contemporaine de manière abrupte et inattendue. Comment ça c’est passé ?
Abrupte parce que ce n’était absolument pas prémédité. Ce n’est pas un intérêt qui a grandi. Inattendue parce qu’à l’époque je faisais des études d’histoire. Je n’avais pas du tout un bagage culturel et en 2001 j’ai vu un spectacle de danse, c’était Drumming d’Anne Teresa De Keersmaeker. Ça a été un ovni pour moi dans ma vie, dans ce que j’avais coutume de voir, de percevoir. C’est la première fois que je me suis senti touché et dérangé physiquement par quelque chose que je voyais. Ce ressenti kynéstésique m’intéresse toujours. Comment le mouvement se transmet du plateau au spectateur ? J’ai le souvenir que durant cette représentation je suivais le rythme de Steve Reich avec mon corps et ma tête. En fait c’est ça qui m’intéresse, c’est ça qui m’a touché, cette porosité entre le plateau et le public.
Quel était votre objectif quand vous avez commencé vos études d’histoire ?
L’année qui a suivi ce spectacle, j’ai entamé une thèse avec un sujet de recherche éminemment associé au corps, à la sexualité. Je travaillais sur les représentations masculines de la sexualité féminine autour de la bestialité, la sauvagerie et ses implications politiques. J’avais déjà une obsession pour le corps, toutes les représentations du corps et tous les enjeux qui peuvent y être associés. J’ai arrêté très rapidement car j’avais envie de plonger complétement dans le mouvement, dans la danse.
Sujets est issu d’un solo et il ne déroge pas à la règle de vos précédentes pièces, il est venu de manière inattendue. Une convocation de personnes dans un espèce de laboratoire…
Le solo n’est pas un accident, c’est quelque chose que j’anticipe depuis deux ans. C’est l’occasion de faire table rase, de remettre à plat ma manière de travailler, mes envies par rapport au corps et reposer des questions basiques. Pourquoi je fais ça ? Comment j’envisage le corps ? Comment j’ai envie de le montrer sur scène ? Comment j’ai envie de l’utiliser ? Qu’est ce qui m’intéresse aujourd’hui dans le corps ? Quels en sont les enjeux esthétique, artistique, politique ? Sujets est arrivé par accident. Je voulais me concentrer sur mon solo, Lex, mais malgré tout dans cette série de questionnements j’avais envie de m’enfermer avec un groupe de jeunes danseurs que je ne connaissais pas vraiment. S’enfermer pour chercher. J’ai vu tout de suite des choses qui m’ontinterpellé et j’en suis sorti en me disant « je veux exploiter ça » avec le désir, c’est un vilain mot, de capitaliser sur ce qui était sorti de ces cinq jours. Ce qu’il y a eu de magique dans ce laboratoire c’est que les choses ont émergé du corps lui-même. Ce n’est pas moi qui intellectuellement, au préalable, avait des questions que je voulais amener au plateau et les traiter avec cette équipe là. C’est plutôt le contraire. Nous avons travaillé avec des prétextes d’improvisation. C’est donc bien du corps même qu’émerge cette création. Aucun propos ou motif n’est venu se surajouter aux investigations menées. Et il m’est très précieux comme inhabituel de m’abandonner ainsi aux replis sombres ou lumineux des corps. Je souscris à l’évidence et à l’intuition de me laisser porter par cette absence d’intention. Ce qui auparavant m’apparaissait comme périlleux devient salutaire. Le sens m’accompagne toujours et c’est un effort pour moi que d’y renoncer. Or, même si je pense être le plus mal placé pour produire du discours sur ce que je crée, m’affranchir du sens est inédit pour moi. Plus que déplorer, je préfère donc revendiquer ce renoncement au sens et m’affairer à convoquer ce qui peut faire écriture : corps, sons, lumières, cadres, sensations, etc. Ces « sujets » tenteront de conjurer les impossibilités de leurs corps et de leur espèce avec peu de moyens. L’écriture sera faite de fondamentaux corporels (respirer, ingérer, toucher, regarder) ou physiques (gravité, poussées, forces, propagations). L’apparente simplicité des corps nus masquera une écriture précise des rapports qui peuvent se jouer entre eux : indifférence, curiosité, désir, contagion, cannibalisme… Je souhaite plonger le spectateur dans un flux ininterrompu de perceptions fait de motifs obsessionnels. Les corps, le son et la lumière iront de concert, et avec une ascèse et un dénuement communs, construire un tissu perceptif et émotionnel plus qu’intellectuel.
Vous questionnez, dans vos travaux, des états de corps. Est-ce une volonté particulière ?
Je me réfère au corps utopique de Foucault, à cet espace fermé dont on ne peut sortir et qui renferme des potentialités infinies. Le travail chorégraphique me permet de redécouvrir mon corps, de m’y fondre et en même temps, de m’en distancier. Je peux, à la fois, en faire un objet et un sujet. C’est un espace de jeu libératoire et intellectuellement nourrissant.
Dans Sujets, les danseurs sont nus sur scène. Comment appréhendez-vous cette question de la nudité dans votre processus de création ?
Sujets c’est quelque chose qu’on étudie, qui est donné à observer. Dans cette création, je m’intéresse à la manière dont on se défait des vêtements, de cette autre peau, pour en arriver à la nudité qui n’est qu’un autre costume supplémentaire. J’ai l’impression qu’il y a autant de profondeur à la surface qu’en dessous et qu’il n’est nullement nécessaire d’enlever quelque chose pour en dévoiler une autre. Un corps peut être sexuel en étant complétement habillé.